Dans le cadre de mon activité, je prépare et expédie quasi quotidiennement des colis. Je suis donc en contact fréquent avec des livreurs. Souvent des hommes, souvent jeunes, il est difficile d’échanger avec eux tant ils sont pressés. Entre septembre 2020 et février 2021, j’ai eu la chance d’avoir fréquenté le même livreur, chose rarissime quand on connaît le turn-over dans le métier. Voyant qu’une relation de confiance s’établissait, je lui ai proposé de me parler de son quotidien. Ce qui suit est la transcription (*) de notre échange ouvert et sans tabou qui a duré une bonne heure. Voici ma première interview dans le cadre de ce blog. Elle illustre un cas particulier mais reste symptomatique des conditions de travail dans ce milieu.
Elle montre les dessous d’un métier dont la difficulté, la sécurité et le stress dépendent en grande partie de notre volonté d’être livré le plus vite possible pour pas cher. Bien souvent, ne peut-on pas anticiper nos achats ou accepter une livraison un peu plus lente ? A-t-on réellement besoin de recevoir notre commande passée à 16h le lendemain matin ?
De leur côté, les sites e-commerce qui proposent des frais de port « gratuits » ou des délais de livraison très courts ont également une part de responsabilité. Proposer la livraison gratuite ne revient-il pas à nier le travail des métiers liés à la livraison ? Le livreur en bout de chaîne n’est-il pas une victime collatérale de la concurrence démesurée pour la recherche des bas coûts sur internet ?
Peux-tu te présenter en quelques mots ?
Je m’appelle Eddy (**), j’ai 22 ans, je travaille chez XXX (***), une entreprise de transport basée sur Grenoble. Je m’occupe du secteur de Fontaine et Sassenage, deux villes de proche banlieue.
Qu’est-ce qui t’a amené dans cette boite, vers ce métier ?
À la base, je n’ai pas de diplôme. J’avais déjà fait deux trois petits boulots et puis j’ai eu une proposition pour être livreur. Il y avait du boulot et on ne demandait pas de qualification. Une semaine de formation sur le terrain, et j’étais au charbon. Au départ je travaillais dans une autre boite de transport, et je suis maintenant chez XXX depuis un ans et demi. J’ai changé parce qu’il y avait un meilleur salaire.
Peux-tu nous raconter comment se passe une journée de boulot « classique » ?
Tôt le matin, à 6h, deux semi remorque et le chef d’équipe arrivent à l’entrepôt. Tous les colis sont déchargés des semi et rangés par secteur géographique sur un long quai de chargement. Nous les livreurs, on doit arriver à 6h45. J’habite à une heure de route de Grenoble donc je me lève vers 5h. On commence notre journée en mettant notre fourgon le long du quai. Chaque livreur charge ensuite tous ses colis du jour, ce que prend pas mal de temps. On part ensuite faire notre tournée. Quand on a fini de tout livrer, on rentre à l’entrepôt, on laisse le fourgon, on fait un point avec le chef d’équipe et on peut rentrer chez soi. En gros, plus on livre les colis rapidement, plus vite on peut rentrer à la maison. Fini-parti.
Tiens c’est original ça. C’est bien quand tu n’as pas beaucoup de colis mais comment ça se passe quand tu as une grosse journée ?
C’est bien ça le problème, on découvre chaque matin ce qui va nous attendre. C’est tous les jours différent. Normalement, mon secteur est prévu pour 50-60 clients par jour, mais c’est souvent plus que ça. Pendant les fêtes ça monte à 100 clients, et j’en ai même eu une fois 140 ! Et même en dehors des fêtes, si un jour XXX reçoit 10 000 colis d’Amazon d’un coup parce qu’un autre transporteur n’est pas dispo, ça se répercute instantanément sur nous.
Il n’y a pas de miracle, quand j’ai des journées avec beaucoup de clients, je finis plus tard. Par exemple pendant les fêtes je n’étais pas rentré chez moi avant 20h ou 21h. Ça fait des longues journées, surtout quand c’est comme ça tous les jours pendant plusieurs semaines.
Et en pratique, comment tu t’organises pour voir tous ces clients ? Tu as une application qui te donne le meilleur trajet ?
Pas du tout. On a un appareil pour scanner les colis et permettre leur suivi en temps réel mais il ne permet pas de faire nos trajets à notre place. Le matin quand on charge nos colis, le chef d’équipe nous donne une feuille avec la liste des adresses, et on doit se débrouiller avec ça. Je peux te dire qu’au début quand tu ne connais pas ton secteur, c’est pas simple : tu repasses plusieurs fois aux mêmes endroits, tu te perds, tu ne trouves pas les entrées d’immeuble, tu ne sais pas où te garer. Comme ça fait quelques mois que je suis sur Fontaine-Sassenage, j’ai réussi à bien m’organiser, je connais les clients et les adresses donc ça va.
Tu mets combien de temps en moyenne par client ?
C’est vraiment dur de donner un temps moyen… Il faut aller du point A ou point B, se garer, sortir le colis, appeler le client, attendre qu’il réponde, attendre qu’il arrive, faire signer le papier, scanner le colis et retourner ou fourgon. Parfois tu as deux clients à 100 mètres donc ça va vite. Parfois un client va mettre 5 minutes à descendre. Parfois tu dois livrer un colis à l’autre bout de la ville en premier car il est en « express » ou Amazon Prime. Allez, si je mets 5 minutes par client c’est vraiment un bon temps.
Tu disais que tu avais changé de transporteur pour une question de salaire au début. Sans indiscrétion, tu gagnes combien ?
Je gagne un forfait de 1800 € net par mois. C’est plutôt pas mal payé dans le secteur. Le problème c’est que je ne sais pas exactement combien d’heures je travaille. Quand j’ai peu de clients j’arrive à finir à 14h ou 15h. Mon record, c’est même 12h30 ! Sauf que je fais beaucoup de grosses journées, donc rapporté au nombre d’heures, je me demande parfois si je ne suis pas payé moins que le SMIC.
Bon on comprend depuis le début que ton métier n’est pas facile. Dis nous ce qui te plait maintenant ?
Le moment que je préfère, c’est le matin quand on est tous là, les livreurs et le chef d’équipe, avant qu’on parte en tournée. Au fait je dis livreurs au masculin parce que dans les fourgons il n’y a qu’une seule fille. On aimerait bien qu’elles soient plus nombreuses mais le métier ne les attire pas. Bref, dans cet instant du matin, on rigole bien, on prend le temps du café, l’ambiance est très bonne entre nous et avec le chef d’équipe.
J’aime bien la tranquillité pendant la journée, il n’y a personne avec moi pour m’embêter, le chef n’est pas sur mon dos. Je suis libre d’organiser ma journée comme je veux. Le temps passe super vite, je n’ai pas le temps de m’ennuyer.
Il n’y a qu’un moment dans la journée où je suis stressé, c’est avant de découvrir le nombre de colis de la journée. Je t’avoue que pendant les fêtes ça donne la boule au ventre quand tu as plus de 100 clients. Mais une fois que je suis parti, je ne suis plus stressé, je n’ai plus le temps d’y penser !
Tu viens enlever mes colis souvent pile entre midi et deux. Tu prends le temps de te poser le midi pour manger ?
Non rarement. Pour moi c’est du temps perdu, je préfère finir plus tôt. Et puis je n’ai pas de ticket resto donc je préfère avoir un truc à grignoter ou manger de retour chez moi. Ah si, quand j’ai des petites journées, si je finis vers 14h, je me pose tranquillement pour manger un tacos à Sassenage.
Justement, pour finir ta journée tôt, n’es-tu pas tenté de rouler vite ou prendre des risques ? On a tous croisé des livreurs en mode « fast and furious », on comprend malheureusement pourquoi ils le font.
C’est vrai tu as raison, ça nous arrive de prendre quelques libertés avec le code de la route. Au début j’étais vraiment impatient, j’allais vite, mais maintenant que je suis plus à l’aise sur mon secteur, j’essaie d’être prudent. Ce qui fait perdre vraiment du temps, c’est la ceinture. Surtout en ville, tu dois l’attacher et la détacher en permanence. C’est pour ça que je la mets jamais.
Je veux pas faire le moralisateur mais, tu ne mets jamais ta ceinture ? Même pour ta propre sécurité ? XXX ne sensibilise pas sur ces questions là ? Ils sont forcément au courant non ?
Il faut que tu t’imagines que cinq jours par semaine, je passe ma vie quasi intégralement assis dans une voiture. J’ai deux heures de route aller retour pour venir travailler, et je suis parfois 10h au boulot. Au final, je ne me rends plus compte du danger, je suis dans ma bulle. Je ne mets même plus la ceinture sur mon trajet domicile travail ! Et pourtant c’est sur l’autoroute.
Oui XXX nous dit évidemment qu’il faut respecter le code de la route, mais comment tu veux faire quand tu as plus de 100 clients ? Ça m’est arrivé de me faire arrêter mais les flics laissent passer, ils nous connaissent. Par contre s’ils voulaient me faire payer, l’amende est bien pour moi.
On a beaucoup parlé des clients. Peux-tu nous en dire plus sur les relations que tu as avec eux ? Ils sont compréhensifs ? Impatients ? Sympa ?
Il y a de tout, mais dans la grande majorité des cas, ça se passe bien, les clients sont compréhensifs. Comme partout, il y a une petite partie de clients compliqués. Par exemple, si j’ai un interphone en panne ou le client qui ne répond pas au téléphone, je ne vais pas l’attendre et j’amène le colis au point relais. Si ça se trouve le client se plaindra que son colis n’a pas été livré chez lui.
Il y en a qui pensent qu’on peut grimper les portails. Parfois j’appelle pour dire que j’arrive dans deux minutes et on me répond « ah ben non je suis au bureau de tabac, j’arrive dans dix minutes ». D’autres voudraient que je monte leur colis jusqu’au 9ème étage.
Mais bien souvent il suffit d’expliquer et les clients acceptent de donner un coup demain. J’espère qu’il liront cette interview et qu’il comprendront que chaque minute compte ! Si j’avais plus de temps, j’aimerais bien discuter avec les clients, faire un peu de social pour les personnes isolées.
Que se passe-t-il si un client manifeste son mécontentement ?
C’est vrai, un client peut signaler qu’il n’a pas été content de sa livraison. Avec le suivi des colis, c’est facile de savoir quel livreur était sur le coup. En général ça se passe bien parce que ce n’est jamais trop grave. Mais si le client est de mauvaise foi et que c’est « parole contre parole », XXX retiendra la parole du client. Tu risques alors de te faire virer et même « interdire de centre ». Autrement dit ne plus pouvoir être embauché.
As-tu ressenti une modification de tes conditions de travail depuis le premier confinement ?
J’ai l’impression qu’il y a de la surconsommation, que les gens s’ennuient et commandent n’importe quoi. Je le sais parce qu’à force, on sait ce qu’il y a dans les colis sans les ouvrir. Ça m’est arrivé de livrer UN stylo, de la charcuterie, des cartons de vin, des oranges ou des citrons. Tu te rends comptes, uniquement des produits que tu peux trouver au supermarché du coin. Peut-être qu’il y a la peur du virus, mais tout ça manque de bon sens. Pourquoi demander quelque chose à un livreur que tu peux faire toi même en bas de ta rue ?
Et pour d’autres collègues livreurs ?
Il y a eu du changement surtout pour les livreurs qui sont à la campagne. Ils ont vraiment eu une augmentation du nombre de clients, parfois le double. Leur tournée est complètement différente de la mienne. Moi je vois beaucoup de monde dans une petite zone. Eux aussi voient beaucoup de monde mais ont parfois 30 km à faire pour aller voir un seul client dans un village isolé. On parlait de ma ceinture tout à l’heure, mais c’est rien à côté des risques qu’ils peuvent prendre pour gagner du temps sur des petites routes. J’ai l’impression que les gens achètent encore plus de trucs à la campagne qu’à la ville.
Tu aurais quelques anecdotes à raconter ?
Une fois quand on triait nos colis sur le quai de chargement, on en a vu un qui contenait un sextoy. Vu que le client était une cliente, on a mis au défi le livreur de la titiller gentiment. Il l’a fait mais il ne nous a jamais dit comment la cliente avait réagi !
Sinon, parfois les clients font des petits cadeaux comme toi avec ton comté ou ton chocolat. Mais une fois j’ai reçu un super geste d’une cliente. Elle m’avait demandé si je mangeais le midi, et je lui avais dit non. Quelques jours plus tard, elle m’avait préparé un repas. Ça fait plaisir de repenser à ce genre de moments.
Pour finir, dis nous quel serait ton job de rêve ?
J’aimerais travailler pour moi même, à mon compte. Être entrepreneur dans tout ce qui bouge. Mais quand je pense à mon job de rêve, ça n’est pas livreur 🙂
Merci Eddy
(*) La transcription de notre entretien a été relue par Eddy afin de ne pas déformer ses propos.
(**) Le prénom a été modifié. C’est « Eddy » qui l’a choisi.
(***) Eddy travaille chez un transporteur dont le nom contient 3 lettres.
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