Quand on pense transition écologique, on pense à la croissance verte, à la consommation durable et une multitude d’autres termes « écolos ». On pense aussi nos ampoules à économie d’énergie et à nos petits gestes du quotidien.
Cet article va plonger au coeur du système économique dominant pour voir si cette transition écologique y serait réalisable. Nous allons explorer quelques immuables lois physiques et biologiques fondamentales de notre planète et les mettre face à nos lois économiques que nous avons créées.
Pour couper court à tous suspens, nous verrons que si nous voulons léguer un avenir paisible à nos descendants, il est grand temps que les lois de la vie reprennent le dessus face à nos artificielles lois économiques : la « transition économique » doit avoir lieu avant toute chose.
Pré-requis : aucun
Durée de lecture : 45 mn
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Partie 1 : l’accumulation des connaissances et les lois immuables
Partie 2 : les lois et normes économiques
Partie 3 : réinventer l’économie avant tout
Conclusion
Partie 1 : l’accumulation des connaissances et les lois immuables
Au départ, la soif d’information de l’Homme
Commençons notre exploration des lois en s’introduisant au plus profond de notre cerveau pour y découvrir un organe au doux nom de striatum. Ce petit élément présent depuis l’apparition des premiers Hommes est fondamental car c’est lui qui gère nos besoins primaires de survie. Il commande nos réflexes (si je mets mes mains sur quelque chose de chaud, le striatum donne l’ordre instantané de l’enlever), il commande notre alimentation, et donne le plaisir sexuel pour assurer la reproduction de l’espèce à long terme. En complément à ces besoins primaires, le striatum nous motive pour acquérir des connaissances et au delà, comprendre le monde qui nous entoure. Dit autrement, une fois nos besoins alimentaires et reproductifs assouvis, nous avons en nous la soif permanente d’obtenir des informations. Ce phénomène est encore plus criant à l’ère d’Internet, où les réseaux sociaux et les chaînes d’information en continu nous abreuvent d’informations en tout genre. Vous n’échappez pas à cette règle en lisant ces lignes que vous classerez, souhaitons-le, dans la catégorie des informations inspirantes ! Mais pourquoi donc parler de ce striatum alors que le sujet de l’article parle des lois de la physique ?
L’accumulation progressive de connaissances
Tout simplement parce que cette soif de connaissance et d’information a permis à l’Homme de créer les premières formes d’agriculture il y a 10 000 ans (la stabilisation du climat aidant), l’écriture il y a 5 000 ans, puis la philosophie, les mathématiques, les sciences physiques, etc. En bref, toute une masse d’informations créées et héritées depuis des siècles. Parmi toutes ces connaissances, certaines sont évolutives, modifiées et adaptées au fil des civilisations qui s’en emparent. Mais d’autres sont immuables, stables dans le temps et dans l’espace. Par exemple, le thèorème de Pythagore, la poussée d’Archimède, la loi de Newton et tant d’autres s’appliquent à nous, que nous le voulions ou non. C’est l’ensemble des ces lois qui ont permis aux Romains de construire des ouvrages encore debout aujourd’hui, et les mêmes lois qui suspendent le viaduc de Millau dans les airs. En réalité, ce ne sont pas ces lois qui permettent à ces infrastructures de tenir, mais notre capacité à nous les approprier.
Comment ces lois immuables s’imposent-t-elle à nous ?
Revenons au monde d’aujourd’hui et essayons de prendre la mesure de l’impact de ces lois sur notre quotidien, notamment l’énergie et les ressources. Prenons un très concret litre d’essence, il nous servira de fil rouge tout au long de cet article. Si on le brule dans l’air, la physique nous dit qu’il relâche une énergie de 10 kilowatt heure (kWh). Si comme beaucoup vous détestez la physique et n’avez aucune idée de ce que signifie « 10 kWh », voici quelques points de comparaison plus parlants. 10 kWh d’énergie équivalent à :
1) La chaleur dégagée par un gros radiateur électrique pendant 5 heures.
2) L’inertie contenue dans une voiture d’une tonne qui roule à la modeste vitesse de 1 000 km/h (énergie cinétique).
3) L’effort nécessaire pour monter un bloc de béton de 400 kg depuis le niveau de la mer jusqu’en haut de l’Everest (énergie potentielle).
Dit autrement, notre tout petit litre d’essence à 1,50 € équivaut à une énergie faramineuse que nous aurions bien du mal à restituer aussi vite avec nos bras et nos jambes, aussi musclés soient-ils. Nous en reparlerons régulièrement le long de cet article.
Rien ne se perd, rien de se crée, tout se transforme …
Examinons une autre loi, celle la loi de conservation de la matière en physique. Elle dit simplement que tout les éléments présents dans un système y restent : rien ne se créé, rien ne se perd, tout se transforme, comme disait Lavoisier. Dans notre vie quotidienne, nous transformons en permanence la matière autour de nous : en mettant un gratin au four, en brûlant du bois ou du gaz propane, en activant notre système digestif, en envoyant un SMS. La liste est infinie ! Chacune de ces transformation créé de l’énergie ou nécessite de l’énergie pour s’activer. Par exemple, la combustion du propane créé de l’énergie (réaction exothermique, pour se rappeler nos bons souvenirs de chimie). La fabrication de ciment quant à elle nécessite un apport d’énergie (réaction endothermique).
Cette loi de conservation est valable à l’échelle de la planète entière : tous les éléments à disposition du vivant peuvent être transformés. Quel que soit le nombre et le type de transformation, la quantité de ces éléments restera la même à la fin.
… mais ce n’est pas si simple !
Mais c’est génial me direz-vous ! Nous fabriquons du plastique en transformant le pétrole. Pourquoi ne pas récupérer le plastique qu’on jette dans les océans pour le retransformer en pétrole ? Pourquoi ne pas recycler à l’infini ce que nous recyclons déjà ? Hélas, ce n’est malheureusement pas si simple, car même si rien ne perd et rien ne se crée, chaque transformation physique ou chimique « évapore » de l’énergie : c’est le deuxième principe de la thermodynamique. En clair, toute transformation n’est jamais à 100 % réversible. Illustrons ce principe par trois exemples.
1) Une ampoule, aussi peu puissante soit-elle, dégagera toujours de la chaleur, donc une fraction d’énergie non convertie en lumière.
2) Revenons à votre litre d’essence qui, si on le brule, va dégager 10 kWh d’énergie sous forme de chaleur. Une fois mis dans une machine thermique (typiquement une voiture), celle-ci va restituer seulement environ 3 kWh d’énergie mécanique (mouvement). Autrement dit, tout moteur standard est à 70 % une source de chauffage et seulement à 30 % une source de mouvement. Quelle piètre efficacité non ?
3) Nous recyclons le verre, le plastique ou le papier en les transformant en d’autres produits. Chacune de ces transformations permet naturellement d’éviter de nouveaux prélèvements dans les ressources « neuves » mais demande d’une part un apport de matière et d’énergie pour construire l’installation de recyclage et d’autre part un apport d’énergie pour faire fonctionner cette installation : transport des déchets, machines industrielles de tri, procédés chimiques, apport de chaleur, fabrication des nouveaux produits, puis transport des nouveaux produits finis, sans oublier les pertes énergétiques à chaque étape de la chaîne de recyclage. Or l’énergie est une ressource parmi d’autres qui demande des installations physiques pour être exploitée, qu’elle soit renouvelable ou non : un camion n’avance pas en étant poussé par le vent ; le tapis roulant de notre usine de recyclage ne tourne pas en étant directement éclairé par le soleil. Ces installations physiques sont par exemple un barrage, une centrale à charbon, une éolienne, une centrale nucléaire, une panneau photovoltaïque, un méthaniseur, etc. Pour être produites, ces installations ont besoin de matériaux prélevés dans la nature (ou recyclés) et d’énergie pour assembler le tout. Et ainsi de suite…
Si vous avez le tournis, c’est normal ! L’idée de ce paragraphe est de montrer que tout n’est pas si simple qu’il n’y parait : chaque transformation de l’environnement conduit à des pertes d’énergie. Il est important d’avoir ce constat à l’esprit sachant que, comme nous le verrons plus loin, les transformations que nous faisons subir à notre planète sont des centaines de fois plus puissantes que nos petits bras seuls seraient capables de faire.
La loi d’épuisement d’une ressource finie
Continuons avec un autre exemple de loi immuable, cette fois en direction de nos chers mathématiques. Cette loi est simplissime rassurez-vous : elle dit que quand on puise dans une ressource finie, la quantité de cette ressource ne peut qu’être constante ou diminuer dans le temps. Prenons un exemple parlant : remplissons le réservoir de votre voiture, puis admettons que ce plein soit à jamais votre dernier. Vous disposez donc d’un stock de départ donné et fini, celui contenu dans votre précieux réservoir. Plusieurs solutions se présentent à vous.
1) Vous pouvez continuer à utiliser votre voiture comme d’habitude, jusqu’à épuisement rapide du réservoir. Il y a de fortes chances que cet épuisement arrive avant votre mort, si bien que votre voiture ne sera plus utile pour personne : ni pour vous quand vous serez âgé, ni pour vos enfants, ni pour des ambulances ou des tracteurs.
2) Vous pouvez utiliser votre véhicule pour des trajets que vous jugez extrêmement indispensables. Il est possible dans ce cas que votre réservoir ne soit pas vide à votre mort. Le carburant restera en quantité plus faible, mais non nulle, ce qui permet à vos successeurs d’en disposer.
3) Vous pouvez décider de ne plus utiliser votre voiture, au quel cas, le stock de carburant restera constant. À votre mort, vos héritiers ou vos enfants pourront également en disposer, et vous en serons sans aucun doute très reconnaissants.
Et à l’échelle de la planète ?
L’exemple précédent très concret peut maintenant être transposé à l’échelle de notre planète entière, au sujet des « énergies fossiles » en particulier. Les énergies fossiles sont toutes issues de la lente décomposition sous pression et à haute température de matières végétales, organiques, d’algues et d’animaux microscopiques. Il a fallu des dizaines de millions d’années, bien avant l’apparition des hommes, pour que cette transformation miraculeuse se fasse. [Petit aparté si vous voulez briller en société : l’uranium est un métal, au même titre que le fer ou le cuivre. Ce n’est ni un ancien résidu de vie, ni une énergie fossile : il ne contient pas de carbone].
Bref, nous savons ainsi que le pétrole (mais aussi le charbon, le gaz, et tout le reste) contenu sous nos pieds est d’une part en quantité inconnue mais mathématiquement finie et d’autre part non renouvelable à l’échelle de la société humaine : c’est l’équivalent du réservoir de notre voiture rempli une fois pour toutes. Nous autres humains puisons intensément dans ce réservoir depuis le milieu du XIXème siècle. Au début, nous pensions ce réservoir infini. Puis est venu le temps de la découverte de nouveaux gisements partout dans le monde, laissant croire que nous pouvions repousser les limites terrestres. En ce début du XXIème siècle, le doute n’est (mal?)heureusement plus permis : nous atteignons les limites.
Ah, c’est encore un coup du lobby écolo qui nous prédit un avenir sombre ? Pas du tout, c’est l’Agence Internationale de l’Énergie elle-même qui anticipe dans un rapport de 2018 l’atteinte du pic de production pour 2025. Autant dire demain.
Ajoutons une dernière règle physique concernant les énergies fossiles : leur combustion dégage du carbone. Pourquoi ? Nous venons de voir que ces énergies fossiles ont été produites à a partir de résidus d’êtres vivants. Or, tous les êtres vivants contiennent du carbone. Nous ne faisons d’ailleurs pas exception, notre corps est composé d’environ 20 % de carbone. Grâce à la loi de conservation vue plus haut, tout le carbone que contenaient ces matières décomposées n’a pas disparu au fil des millions d’années, il s’est juste modifié chimiquement.
Quand on brûle des énergies fossiles, on brûle donc du « vieux » carbone issu de ces très anciennes formes de vie. Après combustion, ce carbone se retrouve sous la forme chimique de gaz carbonique, le fameux CO2 ou autrement nommé dioxyde de carbone. Dans l’atmosphère, le CO2 est responsable de l’effet de serre qui nous évite d’avoir une température terrestre de -20°C. Aussi surprenant que cela puisse paraître, l’effet de serre est connu scientifiquement depuis la fin du XIXème siècle, grâce aux travaux de Tyndall et Arrhenius. Si la concentration en CO2 dans notre atmosphère augmente, cela augmente mécaniquement l’effet de serre et au final la température terrestre. Le GIEC en parlerait bien mieux que moi.
Voici les faits : la concentration du CO2 dans notre atmosphère a été stable entre l’an 1 000 et le milieu du XIXème siècle, date de la seconde révolution industrielle. Depuis, en raison de la libération du vieux carbone qui dormait tranquillement sous nos pieds, elle a augmenté de 45 % en seulement 150 ans.
Pour retrouver une concentration en CO2 aussi élevée, il faut remonter 3 millions d’années en arrière. Les énergies fossiles tiennent leur extrême densité énergétique de cette très lente décomposition, avec ce point noir invisible à l’oeil nu qu’est le CO2 dégagé à leur combustion.
Conclusion sur les lois de la physique : les limites et la raison
En conclusion de cette première partie, il est important d’avoir à l’esprit que tous les éléments présents sur notre planète sont en quantité finie. C’est valable pour les énergies fossiles, mais aussi pour n’importe quel élément : cuivre, potassium, uranium, fer, métaux rares qui composent nos ordinateurs et téléphones. Nous pouvons modifier ces matières selon des réactions physico-chimiques : fabrication de plastique, de ciment, combustion de pétrole, cuire un gâteau au chocolat. Ces transformations demandent de l’énergie (comme la cuisson) et d’autres en créent (comme la combustion du gaz).
Nous ne pouvons pas faire revenir le plastique dans son état initial, déconstruire une maison et remettre les métaux dans leur mine, puis le ciment d’où il venait. Si nous trouvions un moyen technique de le faire, cela demanderait une quantité d’énergie plus importante que celle qu’il a fallu pour fabriquer ces déchets ou impliquerait des pertes de chaleur à chaque étape de transformation. Il en est de même du recyclage tel que nous le pratiquons artificiellement : il évite certes de puiser dans les ressources « neuves » mais demandera toujours un apport d’énergie externe.
Imaginons de nouveau notre anodin litre d’essence du début. Nous avons vu qu’il contient une extraordinaire densité d’énergie mise instantanément à notre service, mais aussi sa contrepartie : le sournois CO2, cadeau empoissonné invisible que notre société crache dans notre atmosphère. Philosophiquement, on peut voir le pétrole comme une création démoniaque que la nature a laissé innocemment dans un coin pour tester la faiblesse des humains devant le plaisir du court terme. Comme une drogue, le pétrole et les énergies « faciles » nous plongent dans une folle ivresse et un bonheur fugace. Le retour à la réalité peut faire très mal s’il est non sevré et brutal.
Nous comprenons ainsi pourquoi il est fondamental que l’humanité touche le moins possible aux resources non renouvelables de sa planète, pas uniquement le pétrole, afin de laisser aux générations futures la possibilité d’en disposer, et surtout espérer que cette sagesse inspire fierté et raison à ses descendants.
Si vous êtes un.e lecteur.trice climato-sceptique et que vous êtes arrivé.e jusqu’ici sans encombre, je vous en remercie chaleureusement !
Partie 2 : les lois et normes économiques
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Malgré sa longueur, la première partie n’a montré qu’une infime partie des lois immuables qui s’imposent à tous les êtres vivants. Cette deuxième partie va maintenant mettre en regard ces lois et l’économie, telle qu’elle a évolué depuis le début de l’ère industrielle.
L’économie et le marché consistent en la vente de produits : les biens et les services.
Les biens sont matériels, issus de ressources naturelles brutes ou bien souvent transformées, si bien que la liste est infinie : bois, livre, fuel lourd, semence de maïs, vêtements, meuble en kit, tondeuse, jouets pour enfants, canette de soda, etc. Tous ces biens sans exception sont produits grâce à quatre facteurs : notre travail physique, notre travail intellectuel, des matières premières et le travail des machines. Nous fabriquons ces machines de nouveau grâce à notre travail physique, notre travail intellectuel, des matières premières mais aussi parfois d’autres machines. Et ainsi de suite. La liste de nos machines est aussi longue et variée que nos produits : voiture, perceuse, laminoir, convoyeur, machine à coudre, bateau, tondeuse, métier à tisser, machine à rouler du papier toilette, four à micro ondes, etc. Le point commun de toutes ces machines est de fonctionner avec de l’énergie, donc il nous faut produire cette énergie qui alimente nos machines. Ce sont nos machines « primaires » de production et transformation d’énergie qui s’en chargent.
On peut donc reformuler les quatre facteurs de production de nos biens ainsi : notre travail physique, notre travail intellectuel, des matières premières brutes non énergétiques et l’énergie qui alimente nos machines. Nous verrons en troisième partie que l’énergie est aujourd’hui de loin le facteur archi-dominant parmi ces facteurs.
Après avoir décrit les biens, passons aux services. Ce sont des prestations qui consistent en « la mise à disposition d’une capacité technique ou intellectuelle » : coiffure, transport, télécommunication, écoles, justice, recherche, cinéma, dématérialisation, etc. Par conséquent, les services dépendent de l’existence de biens. Les transports n’existent pas sans biens à transporter, les télécommunications et les « Clouds » n’existent pas sans appareils téléphoniques, antennes, serveurs climatisés, composés de métaux, plastiques et autres éléments physiques.
Et l’argent me direz-vous ? Il en faut bien pour produire tout ça ? L’argent (la monnaie) est un outil de mesure conceptuel créé par les humains : il n’existe pas dans la nature et dans les lois physiques. En prenant du recul, on constate que l’argent n’est mathématiquement ni nécessaire, ni suffisant pour produire quoi que ce soit. Dans un sens, on peut très bien créer des biens sans argent. Des humains savent très bien le faire et toutes les plantes le font 24h/24 et 7j/7, même le dimanche. Dans l’autre sens, vous pouvez être milliardaire, mais si aucune ressource n’est disponible dans un monde épuisé, votre argent sera inutile en plus d’être non comestible.
En résumé notre économie est donc physiquement largement assise sur l’exploitation de matières premières et d’énergie : les mêmes, finies, que nous avons longuement décrites dans la première partie.
Les débuts de l’économie ou le mythe des ressources infinies
Après ces quelques considérations, revenons 200 ans en arrière, aux débuts de l’ère industrielle. En 1803, Jean-Baptiste Say, économiste français, écrit dans son traité d’économie politique de 1803 : « Les richesses naturelles sont inépuisables, car, sans cela, nous ne les obtiendrions pas gratuitement. Ne pouvant être ni multipliées ni épuisées, elles ne sont pas l’objet des sciences économiques ». L’idée de l’infinité des ressources a guidé l’économie classique pour au moins deux raisons. Premièrement parce qu’aucun argent n’a jamais été donné à la planète en échange de ses biens, ces derniers ayant toujours été considérés comme gratuits. Deuxièmement parce que les efforts de prospection menés par les compagnies pétrolières et minières se sont soldés par de nouvelles trouvailles tout au long du XXème siècle, renforçant l’idée que ces ressources étaient inépuisables. Rappelons que les stocks de ressources sur terre sont physiquement et mathématiquement finis, indépendamment de la découverte de nouveaux gisements.
Le PIB et la croissance économique, les 2 indicateurs phares de l’économie
Afin de mesurer l’activité économique, le PIB (Produit Intérieur Brut) a été généralisé au sortir de la Seconde Guerre Mondiale dans quasiment tous les pays industrialisés. Le PIB mesure la production de richesse d’un pays, c’est-à-dire à la valeur de la production de biens et de services au sein d’un pays. Le PIB se mesure en monnaie, généralement en dollars américains, sur une année complète.
La croissance économique est la variation du PIB en pourcentage d’une année sur l’autre, corrigé de l’inflation (augmentation des prix). Si le PIB d’un pays passe de 100 M$ en 1900 à 103 M$ en 1901, la croissance économique de ce pays est de 3 %. Si ce pays a une croissance économique constante de 3 % par an, cela revient à augmenter son PIB de manière exponentielle. Vous avez bien lu : une croissance économique constante donne une augmentation du PIB exponentielle. Voici ci-dessous la progression du PIB de notre pays fictif entre 1900 et 2020. Ce dernier a été multiplié par plus de 30, passant de 100 M$ à 3 471 M$.
Une croissance nulle signifie que le PIB reste constant d’une année sur l’autre. Une croissance négative signifie que le PIB diminue. On appelle cela la récession ou la décroissance économique.
Nous avons vu plus haut que notre économie était basée sur l’exploitation des ressources naturelles offertes en quantité finie par la planète. L’activité économique étant mesurée par le PIB, toute augmentation du PIB entraine mathématiquement une augmentation des prélèvements dans ce stock de ressources.
J’ai une solution, me direz-vous : maintenons notre PIB constant, soit une croissance nulle, cela laissera le stock tranquille ? Perdu, les mathématiques ont raison ! Souvenez-vous, du réservoir de votre voiture rempli une fois pour toutes. Si nous y prélevons une quantité constante chaque jour (ce qui simule un PIB constant chaque année), notre réservoir finira par être vide du jour au lendemain. Voir le graphique ci-dessous avec l’exemple tout bête d’un réservoir de 10 litre dans lequel on prélève 1 litre par jour. Il sera vide, définitivement, dès le 11ème jour.
L’augmentation du PIB : une loi qui ne va pas de soi
Dans les salles de classes, sur les bancs des universités et dans la grande majorité des médias, on a toujours enseigné qu’une économie « qui va bien » est une économie qui se « développe ». Le développement économique au sens strict est l’augmentation de la richesse, donc l’augmentation du PIB. Prenons deux exemples concrets.
1) Pour une entreprise, grandir est la règle de base. Un dirigeant est généralement plus satisfait et à l’aise quand il montre à son comptable ou à son banquier un résultat en hausse.
2) Au niveau individuel, nous aspirons à une augmentation de nos revenus tout au long de notre vie. De plus de gens s’opposent à cette aspiration, mais la norme sociale véhiculée va cependant dans le sens inverse. Constatons par exemple que les allocations chômage et la retraite sont indexées sur les salaires passés. L’expression « faire carrière » sous entend largement que notre salaire va progresser tout au long de notre vie professionnelle. L’inconscient collectif et les injonctions de la société guident notre réussite personnelle et professionnelle vers le « plus ».
Pour étayer ces propos, ajoutons que le traité Européen (traité de Lisbonne) prend dans son article 3 la croissance économique comme un des outils de son développement. Enfin, ce discours de croissance indispensable est tenu régulièrement au plus haut sommet de l’État. Dans son allocution du 24 août 2019 précédant le sommet du G7, Emmanuel Macron disait : « Nous devons œuvrer pour avoir plus de croissance, créer davantage d’emplois, et donc de mieux-être dans nos sociétés ». Par capillarité, les médias et la société relaient ces idées et considèrent largement la récession comme un fait dangereux, synonyme de catastrophe.
Force de tous ces constats, la recherche perpétuelle de la croissance voulue dans nos lois économiques et les discours dominants sont en totale contradiction avec les limites et les lois physiques de notre planète. Nous atteignons aujourd’hui ces limites qui paraissaient pourtant inconcevables à Jean-Baptiste Say en 1803.
Mais alors quels sont les bienfaits de cette croissance ?
La période d’accélération de la croissance économique mondiale se situe après la Seconde Guerre Mondiale, période que l’on a appelée les 30 glorieuses. Cette croissance s’explique entre autres par : la nécessaire reconstruction physique conjuguée à la création d’infrastructures ; l’augmentation de la population (baby boom) ; l’énergie bon marché et abondante, notamment le pétrole. Les conséquences directes de cette période faste pour les Humains, notamment occidentaux, ont été la diminution des inégalités, le plein emploi et l’augmentation du « niveau de vie ». Par « niveau de vie », on entend notamment des conditions matérielles plus confortables, la diminution des efforts physiques, l’allongement de l’espérance de vie, le progrès technique, etc.
Avec tous ces bienfaits, on comprend alors pourquoi la recherche de croissance a toujours été un objectif largement admis. Mais gardons à l’esprit le fait que les 30 glorieuses ont eu lieu à une époque où les limites de la planète n’étaient pas encore atteintes. Un indicateur permettant de matérialiser cette limite est l’empreinte écologique : elle donne le nombre de planètes Terre nécessaires pour subvenir aux besoins annuels des seuls humains. Il se trouve que la bascule a eu lieu à la fin des années 70 : à partir de cette période, l’humanité à commencé à consommer plus de ressources que les capacités offertes par sa planète. Les hommes vivent à crédit depuis cette date, qui correspond aussi aux chocs pétroliers, à la reprise du chômage et des inégalités, sans oublier les premières alertes socio-écologiques, nous le verrons plus loin.
Les limites de la croissance (et du PIB)
La partie qui suit synthétise le contenu de publications existantes. Voici quelques limites fondamentales du PIB. Ceux qui s’intéressent de près à cette question pourront lire un ouvrage de référence paru en 1972 : « The limits of Growth » (Les limites à la croissance). Cet ouvrage n’a pas pris une ride depuis bientôt 50 ans.
1) Nous l’avons déjà bien développé, le PIB est directement lié au prélèvement de ressources naturelles finies.
2) S’il prend en compte la vente de biens et de services, le PIB ne prend pas en compte le bénéfice des grandes infrastructures sur le long terme, ou en langage comptables, l’amortissement de ces investissements.
3) Si l’on compare le PIB au budget d’un ménage, il s’agirait des revenus de ce ménage : le salaire. Or, si les charges du ménage augmentent plus vite que les salaires (en raison d’un loyer plus élevé, d’une réparation imprévue ou de l’arrivée d’un enfant) la richesse globale du ménage diminue. Le raisonnement est exactement le même pour une entreprise, où le PIB correspond au seul chiffre d’affaire. Un banquier ne mesure pas la « santé » d’une entreprise à son chiffre d’affaire mais à son résultat. En résumé, le PIB ne prend pas en compte les « charges » : sa seule croissance ne peut pas signifier que la richesse globale augmente.
4) Pour faire grossir le PIB, il faut maximiser les flux monétaires, donc produire toujours plus de biens et de services. Admettons que mon entreprise vende, au hasard, un jeu en bois durable. Une fois que tout le monde en sera équipé, je n’aurais plus de clients, donc plus de chiffre d’affaire, donc plus de PIB créé. Ce phénomène incite mécaniquement les entreprises à renouveler fréquemment leur offre ou proposer de nouveaux biens : mode dans le prêt-à-porter, changement de technologies, obsolescence programmée, pannes irréparables, nouvelles fonctionnalités logicielles, nouveaux sports, nouvelles destinations touristiques, passage de la 4G à la 5G, etc. Si vous pensez que les points de cette liste sont des maux contemporains, détrompez-vous. La première matérialisation de l’obsolescence programmée date de 1924 ! À cette époque, les principaux fabricants de lampes (dont Osram et Philips) se sont réunis sous le nom de « Cartel de Phoebus » afin de s’entendre pour limiter la durée de vie de leurs produits à 1 000 heures, forçant les usagers à remplacer leurs ampoules plus souvent.
5) Pendant les fameuses 30 glorieuses, Arthur Okun a créé en 1962 une loi qui porte son nom et que l’on peut résumer ainsi : le taux de chômage diminue au delà d’un certain seuil de croissance. L’augmentation du PIB, si possible forte, a ainsi été associée pendant des décennies à une diminution du chômage. Il existe deux écueils majeurs à cette loi. D’une part nous avons vu qu’une croissance constante entraînait une augmentation exponentielle du prélèvement des ressources naturelles, incompatible avec la finitude de notre monde. D’autre part, cette loi empirique ne se vérifie pas avec le recul, de l’aveu même du Fonds Monétaire International (FMI), certains pays voyant l’emploi augmenter même avec une faible croissance.
6) Le PIB est directement proportionnel à la quantité d’énergie consommée. C’est en effet logique, car comme nous l’avons vu en première partie, nos biens et nos services sont produits avec des machines qui vivent grâce à leur alimentation : l’énergie. La force de nos bras ne peut pas rivaliser avec notre surpuissant litre de pétrole. Or, le PIB ne mesure pas les pertes de ressources naturelles liées à la production de bien et de services, y compris les pertes d’énergie. En conséquence, la simple mesure du PIB ne permet pas d’anticiper une perte de ressource future. Mais me direz-vous, le prix des ressources ne permet-il pas d’estimer leur rareté ? Non malheureusement : le prix de ces ressources n’est pas un indicateur de leur rareté absolue, mais juste un indicateur de l’offre et de la demande à un instant donné.
Cela est particulièrement vrai pour le pétrole si bien qu’un seul exemple permet de l’illustrer. En janvier 2020, le baril de pétrole valait 70 $ ; fin avril, il valait moins de 20 $. Génial, si le prix a baissé, c’est qu’il y a plein de pétrole disponible ! Pas du tout, bien au contraire. Entre janvier et avril, notre stock absolu de pétrole disponible sous nos pieds n’a pas augmenté par magie, la nature n’a pas créé pour nous du pétrole en 3 mois. Cette baisse de prix s’explique simplement par la baisse de la demande mondiale liée au confinement de milliards d’individus et la hausse de la production pour des raisons géopolitiques. Elle ne montre en aucun cas que du pétrole s’est créé, bien au contraire, puisque nous avons continué à brûler du pétrole et « vider notre réservoir » pendant ces 3 mois.
7) Une fois rapporté à la population, le PIB par habitant ne donne aucune indication sur la répartition des richesses au sein d’une nation. Le PIB moyen par habitant peut très bien progresser année après année, tout en augmentant les revenus des plus riches et diminuant ceux des plus pauvres. Par exemple, le PIB par habitant est passé de 25 000 € à 35 000 € en France entre 1980 et 2010. Dans le même temps, la part des revenus détenus par les 1 % les plus riches a augmenté de plus de 50 %.
8) Le PIB ne prend pas en compte les dommages infligés à l’environnement, que l’on appelle aussi « externalités négatives ». Il s’agit des pollutions (eau, air, sol), des modifications des milieux naturels, de l’artificialisation des terres, bruit, disparition des espèces, augmentation des accidents, apparition de maladies, etc. Il n’est pas conçu pour mesurer des effets négatifs de long terme.
9) Les catastrophes augmentent le PIB à court terme. En effet, l’effort financier nécessaire pour « reconstruire » un territoire ou des infrastructures est souvent supérieur aux pertes d’activité liées à la catastrophe. De plus, comme nous l’avons vu juste avant, le PIB ne prend pas en compte les dommages à l’environnement. Ce constat est particulièrement frappant pour la période historique d’après Guerre : tout était à reconstruire, et le PIB n’a jamais autant crû. En revanche, une telle reconstruction serait bien plus difficile dans les temps de rareté des ressources énergétiques exploitables vers lesquels nous allons.
10) Les recettes des États sont largement basées sur les flux monétaires, donc le PIB. Parmi ces recettes dites de « flux » on va trouver la TVA (pour moitié des recettes), l’impôt sur le revenu, l’impôt sur les sociétés, les charges sociales, etc. Si un pays vit une diminution du PIB, il voit automatiquement ses revenus diminuer. Les périodes de récession sont généralement associées à des crises, pendant lesquelles l’État à besoin d’argent pour assurer un minimum de sécurité aux populations. Or, c’est dans ces moments que les États ont le moins d’argent.
11) Enfin, le PIB ne mesure pas le bien être d’une population. En 1974, un économiste américain, Richard Easterlin a mis en évidence qu’au delà d’un certain seuil de PIB par habitant (15 à 20 000 $), le bien être des individus stagnait, voire régressait. Cette étude a bien entendu attiré nombre de critiques, mais a eu le mérite de questionner la consommation de masse, l’accumulation de richesses, d’objets et de biens divers. En bref, de remettre à leur juste place les besoins fondamentaux des êtres humains et relativiser les besoins artificiels rendus nécessaires par les injonctions de la croissance économique.
Résumons ici les limites du PIB pris seul : il ne prend pas en compte le passif au sens comptable (amortissements, charges, dégâts sur l’environnement), il est directement proportionnel à l’énergie consommée et non aux nombre de gens qui travaillent, il ne mesure pas la raréfaction des ressources, il ne détecte pas une répartition inégale des richesses, les recettes de l’État en dépendent. Enfin, de manière plus sournoise et inattendue, il ne mesure pas le bien être d’une population.
Voici maintenant les limites de l’augmentation du PIB (croissance) : elle ne diminue pas automatiquement le chômage, et de manière plus fondamentale, elle va à l’encontre des lois de la physique, donc des lois de la vie sur Terre. Ces constats restent valables même si notre PIB restait stable.
La charnière des années 70-80
C’est dans les années 70 que les premières critiques de ce modèle économique ont fait surface médiatiquement. Nous avons déjà évoqué plus haut l’empreinte écologique, la sortie de l’ouvrage « Les limites à la croissance » et le lien entre bonheur et PIB. Les années 70 furent également le théâtre des premières prises de conscience écologiques : trou dans la couche d’ozone, interdiction de l’insecticide DDT, catastrophe chimique de Seveso, apparition du terme « décroissance », fondation du mouvement écologique, naufrage de l’Amoco Cadiz, etc.
En opposition à ces remous, c’est aussi à la fin des années 1970 et au début des années 1980 que le libéralisme économique a repris sa course en avant avec une période que l’on a appelée « révolution libérale ». À cette époque, les pics pétroliers ont laissé derrière eux des millions de chômeurs. Conformément à la « loi » d’Okun vue plus haut, la règle a alors été de relancer la croissance pour faire baisser le chômage. À cette fin, les méthodes mises en place dans les grands pays occidentaux ont été la dérégulation de l’économie, l’apparition de la mondialisation, le désengagement de l’État couplé à une réduction des dépenses publiques.
Cette période a été incarnée politiquement par les célèbres Margaret Thatcher au Royaume-Uni et Ronald Reagan aux États-Unis. La France n’a pas échappé à cette course puisqu’en 1983, François Mitterrand lança le « tournant de la rigueur ». Malgré la croissance économique, ce changement de décennie vit apparaître les dettes publiques et une nouvelle vague d’accroissement des inégalités. Les lois de la physique vont-elle pour autant reprendre le dessus dans les années qui suivirent ?
Les années 90 : la défaite généralisée des lois de la physique
À l’orée des années 90, plusieurs évènements politiques majeurs se sont produits dans le monde : la chute du Mur de Berlin, la chute de l’empire soviétique, la transition démocratique en Espagne, l’ouverture plus importante de la Chine au monde, les grandes vagues de délocalisation. Ajoutons à cette liste non exhaustive un évènement capital en Europe : la signature du Traité de Maastricht en 1992 qui créa l’Union Européenne et posa les jalons de la monnaie unique. En conséquence, la recherche de la croissance économique et l’augmentation des échanges internationaux fut l’objectif de l’immense majorité des pays du monde. L’objet n’est pas ici de critiquer tous ces évènements, de regretter le Franc ou le communisme, mais simplement de constater cet état de fait.
En parallèle à cette déferlante de la loi de la croissance, les institutions internationales ont tout de même tenté de ne pas oublier les lois de la physique. Le sommet de la Terre à Rio en 1992 et le protocole de Kyoto font partie des grands évènements ONUsiens qui ont rassemblé nombre de pays dans cette décennie. En dépit d’objectifs louables sur le papier et d’une succession ininterrompue de COP, les indicateurs montrent dans les faits que les objectifs n’ont jamais été tenus. Un exemple frappant est la concentration de CO2 dans notre atmosphère qui n’a jamais diminué jusqu’à aujourd’hui. Les COP n’y ont rien fait.
Cette période de l’histoire économique est très insatisfaisante car elle montre la victoire dogmatique des « lois » économiques face d’une part aux lois de la physique, et d’autre part aux mouvements d’opposition, voire avant-gardistes, qui défendaient simplement les lois de la physique et la pérennité de la vie sur Terre. Il est encore plus frustrant de constater que les alertes formulées par ces mouvements restent d’actualité aujourd’hui.
Pour s’en rendre compte, prenons l’exemple de Severn Suzuki. Cette femme que vous ne connaissez peut-être pas a eu la possibilité de prononcer un discours d’alerte pendant le sommet de la Terre à Rio en 1992. Elle avait alors seulement… 12 ans ! Son discours fut salué et applaudi par les grands dirigeants présents. Plus proche de nous, vous connaissez certainement la jeune Greta Thunberg. À l’âge de 16 ans, elle a pu à son tour prononcer des discours d’alertes, dont un à l’ONU en 2019 qui fut très marquant. À 27 ans d’écart, quelle différence de fond y a-t-il entre ces deux discours ? Aucune. Le temps d’une génération a été perdu.
Alors que penser de la fiabilité des sciences économiques ?
Revenons à notre litre d’essence et une nouvelle fois à nos lois de la physique. Souvenez-vous, la science nous dit que 10 kWh de chaleur sont relâchés si l’on brûle notre précieux liquide. La force des sciences dites « dures » telles que les mathématiques, la chimie ou la physique est l’universalité et l’intemporalité. Un peu comme si ces lois étaient dénuées d’émotions, froides et incorruptibles. Tout simplement parce que ces lois sont créées dans un univers purement théorique, pour être ensuite appliquées au réel. Autrement dit, notre litre d’essence a la même valeur énergétique partout dans le monde, avait la même valeur il y a 100 ans et aura la même dans 100 ans. Mais par précaution, faisons-nous l’avocat du diable : et si par malheur quelqu’un avait fait une erreur dans ces lois ? Si elles n’étaient pas si universelles que ça ? Si un paramètre avait été oublié ? En fait nous n’avons aucun moyen de le savoir à cet instant même, mais nous le saurions très vite si une erreur se matérialisait. Tout ce que nous construisons autour de nous est basé sur ces lois, donc s’il y avait « un bug », plus rien ne fonctionnerait. Notre litre d’essence ne brûlerait plus.
Essayons maintenant de mettre en regard les lois des sciences « dures » et les sciences économique et sociales. Précisons d’emblée qu’il n’est nullement question ici de porter un jugement de valeur ou comparer ces deux sciences, mais d’en rester aux faits. Tout comme n’importe quelle discipline, les sciences économiques ont pour objectif de modéliser des phénomènes pour in fine, créer des lois économiques les plus universelles possibles. Nous avons déjà évoqué la création du concept de PIB et la loi de la croissance. Dans le registre des lois économiques incontournables, qui n’a pas entendu parler de la loi de l’offre et de la demande ou de la loi de la concurrence. Ces lois ont été envisagées entre autres par Adam Smith au XVIIIème siècle. Il considérait que le marché (l’économie) était guidé par une « main invisible » qui entraînait un équilibre naturel des prix, le tout avec un besoin minimal de régulation. Il existe donc bel en bien des « lois » en économie, la Loi d’Okun vue plus haut en fait partie.
Il n’existe pas de lois économiques universelles
Mais demandons-nous maintenant si ces lois sont vraiment universelles et intemporelles, à l’instar de nos lois physiques. De par leur construction, les sciences économiques sont très complexes : leur spécificité est d’être au croisement de nombreuses disciplines, d’étudier un phénomène en évolution constante (à l’échelle de la minute sur les marchés boursiers), de raisonner sur des analyses statistiques, des échantillons, d’être dépendantes de comportements humains, de guerres, de décisions politiques imprévisibles. Cette complexité s’amplifie à mesure que notre monde devient lui même de plus en plus instable. En résumé, les modèles, lois et théorèmes des sciences économiques ont extrêmement de mal à modéliser universellement des phénomènes futurs. Ou alors, c’est au prix de limites importantes : un contexte stable, une projection à court ou moyen terme, des paramètres de départ bien précis ou « toutes choses égales par ailleurs ». Ceux qui s’intéressent de près à cette question pourront lire « Y a-t-il des lois en économie ? », sorti en 2007.
Qui aurait pu prévoir l’existence de taux d’intérêts négatifs en 2012 ? Qui est prêt à parier toutes ses économies sur le prix de telle ou telle action dans 1 an ? Qui avait intégré un aléa comme le Covid-19 dans ses simulations ? Qui aurait pu imaginer que le pétrole se vendrait un jour à un prix négatif ? Rendons-nous à l’évidence : personne ne peut prévoir avec certitude ce genre d’évènements, pas même le plus brillant économiste ou prédicateur qui soit. Incidemment, personne ne peut prévoir avec précision les conséquences économiques et sociales de tels évènements. Il n’est pas question de dire ici que tous les économistes sont incompétents. Il s’agit de constater la réalité d’une science complexe qui a ses limites.
En guise de conclusion à cette partie, posons-nous cette question fondamentale : pourquoi nous obstinons-nous à plus faire confiance aux lois économiques qu’aux lois de la physique ? En conséquence, pourquoi le retour de la croissance est-il plus important que la disparition des terres arables ou que la fonte des glaciers ? Il est temps que l’économie dominante se remette sérieusement en question.
Partie 3 : réinventer l’économie avant tout
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Enfin, vous vous dites ! Après ces deux longues premières parties, nous allons enfin savoir comment faire pour concilier les lois économiques et la physique terrestre ! Ce n’est hélas pas si simple, sinon d’autres auraient trouvé la solution miracle depuis longtemps. Pour nous aider à y voir plus clair, cette troisième partie commencera par explorer brièvement d’autres voies économiques envisagées depuis les années 70. Nous verrons ensuite les mécanismes de résistance que l’économie dominante a mis en oeuvre face à ces courants, tout en ayant connaissance des enjeux liés aux limites planétaires. Nous verrons enfin quelle forme pourrait prendre une transition économique nécessaire à toute transition écologique.
L’économie écologique
Au cours de mon travail de recherche effectué pour rédiger cet article, j’ai été surpris de découvrir qu’il existait d’importants courants économiques alternatifs, nés majoritairement dans la période charnière des années 70 décrite plus haut. Les auteurs de ces courants ont tous pour point commun de prendre en compte les lois physiques de notre planète. Ils ont agi principalement de deux manières : soit en alertant, soit en proposant de nouvelles visions ou de nouveaux indicateurs économiques. Le nom de tous ces courants peut être dénommé « économie écologique ». La liste non exhaustive qui suit est livrée sans ordre particulier : ni de valeur, ni chronologique.
1) Citons une nouvelle fois l’ouvrage « Les limites à la croissance » de 1972 de Dennis et Donella Meadows, dont les prédictions sont de plus en plus juste au fur et à mesure que le temps passe (malgré les nombreuses critiques subies).
2) Nicholas Georgescu-Roegen est un économiste Roumain qui a mis la physique et la biologie au centre de ses réflexions. Il écrivait en 1971 dans « The Entropy law and the Economic Process » : « La thermodynamique et la biologie sont les flambeaux indispensables pour éclairer le processus économique (…) la thermodynamique parce qu’elle nous démontre que les ressources naturelles s’épuisent irrévocablement, la biologie parce qu’elle nous révèle la vraie nature du processus économique ». Il inspira la naissance du mouvement de décroissance économique.
3) En 1972, Ignacy Sachs écrivait que le développement économique effréné conduirait inéluctablement à une catastrophe écologique planétaire.
4) Dans sa carrière, René Passet a souligné la nécessité de prendre en compte les aspirations des hommes en termes d’être plus que d’avoir.
5) La Société Internationale pour l’Économie Écologique (ISEE) est née en 1989.
6) Herman Daly a contribué à la création de l’indicateur Genuine Progress Indicator (indicateur de progrès authentique), qui corrige le PIB des pertes dues à la pollution et à la dégradation de l’environnement.
7) Plus proche de nous, de nouveaux outils de mesure des effets négatifs des activités émergent comme le bilan carbone, la comptabilité carbone ou la plus pointue « comptabilité triple capital ».
Sémantique et technologie : arguments massue de l’économie dominante
Force est de constater que ces courants d’économie écologique restent marginaux devant la force médiatique et politique de la pensée économique dominante.
Cette dernière s’est adaptée dans la forme grâce à des termes comme « développement durable » ou plus récemment « croissance verte ». On retrouve derrière ces deux termes l’idée d’une croissance perpétuelle du PIB qui, comme nous l’avons vu plus haut, est impossible dans un monde fini. Les techniques de communication et l’utilisation de la sémantique écologique sont aussi très importantes dans les entreprises et les institutions : c’est ce qu’on appelle sobrement le « greenwashing ». Même s’il existe de réelles démarches visant à « consommer raisonnable », celles-ci sont vaines dans le système actuel comme nous le verrons plus loin.
Un autre argument de cette pensée économique dominante contre la pensée économique écologique est la confiance en la technologie et l’innovation : soit au service d’une énergie infinie ou d’énergies alternatives, soit au service de l’efficacité énergétique.
La technologie au service de nouvelles énergies ?
En guise de mini-introduction, regardons de plus près notre consommation énergétique. En 2016, un français consommait en moyenne 40 000 kWh d’énergie pour subvenir à tous ses besoins : alimentation, transport, logement, achats de produits divers, numérique, voyages, loisirs, etc. Nous français consommons le double d’un être humain moyen et avons une empreinte écologique de 3 planètes. Comme ce chiffre est abstrait, ramenons-le à notre litre d’essence qui contient pour rappel 10 kWh d’énergie. Cela signifie que chaque français consomme chaque année l’équivalent de 4 000 litres d’essence. Si nous devions produire toute cette énergie avec nos jambes, ce serait l’effort nécessaire pour monter tous les jours de l’année une charge de 8 500 kg en haut du Mont Blanc ! Le plus grand des sportifs aurait me semble-t-il du mal à tenir ce défi. Nous avons à notre services des centaines « d’esclaves énergétiques » invisibles qui travaillent à notre place.
Ce constat étourdissant montre encore bien que notre PIB vient du « travail de l’énergie » que l’on met dans nos machines et non de notre travail physique. L’utilisation de machines nous libère accessoirement d’un certain nombre de travaux manuels. Sachant que le but de l’économie dominante est de créer du PIB, on comprend son objectif qui consiste à trouver une source d’énergie « infinie et propre » ou pourquoi pas remplacer les énergies limitées par des sources renouvelables.
Commençons par la possibilité de trouver une énergie infinie. Aussi incroyable que cela puisse paraître, ce projet existe ! Il est porté par 35 pays, porte le nom d’ITER, est basé en France et vise à maîtriser la fusion nucléaire. Autrement dit reproduire ce qu’il se passe à la surface du soleil, pour en faire de l’électricité. Ce n’est rien d’autre que le plus grand projet scientifique mondial à l’heure actuelle. Si ce programme aboutit, l’industrialisation de cette technologie est prévue pour les années 2100. Cela mérite quelques réflexions :
1) Si nous y arrivons, nous aurions alors à notre disposition une énergie électrique (et seulement électrique) littéralement infinie. Sans changement mondial de système économique et sociétal ni auto-régulation de notre instinct d’accumulation, nous continuerions à vouloir produire du PIB, donc à exploiter des ressources naturelles de manière infiniment plus rapide. Certes la fusion nucléaire présente l’avantage de ne pas produire de CO2 , mais elle ne permettra pas de recréer miraculeusement les ressources prélevées dans nos mines, faire pousser les arbres en une semaine ou refertiliser des sols stérilisés par l’agriculture intensive. L’Homme n’aura-t-il pas atteint ce jour le paroxysme de son anthropocentrisme, plus que jamais déconnecté de la planète qui l’a vu naître ?
2) Admettons maintenant que nous ne réussissions pas à dompter cette énergie, pour des raisons techniques, financières ou géopolitiques. Nous aurions perdu du temps de matière grise disponible au détriment d’autres projets, continué à nous rapprocher des limites planétaires et peut-être brûlé toutes les énergies fossiles sous nos pieds.
Les issues de ces deux situations sont hasardeuses et absolument incertaines. Ne vaudrait-il pas mieux appliquer le principe de précaution que nous aimons tant pour d’autres domaines ? Ne vaudrait-il pas plutôt commencer notre sevrage ? Mon avis est que oui.
Pour ce qui est de la substitution de notre énergie actuelle par du 0 % fossile et 0 % nucléaire, cela mériterait d’écrire un pavé de plusieurs kilos et de lancer des débats sportifs, ce que je ne vais pas faire ici. Néanmoins, il n’existe à ma connaissance qu’un seul scénario qui va dans ce sens : NégaWatt. Ce scénario nécessite en premier lieu de diminuer notre quantité absolue d’énergie consommée, ce qui se matérialise par d’importants changements dans nos modes de vie et la mise en place d’une forte efficacité énergétique de nos équipements. La première limite est celle de l’acceptabilité sociale des changements de modes de vie. Je suis personnellement convaincu qu’il est possible de le faire, grâce à beaucoup de pédagogie et à la valeur de l’exemple qui vient « d’en haut ». Cela reste toutefois hypothétique tant nos « dirigeants » me semblent véhiculer assez peu de telles valeurs. Évoquons maintenant l’efficacité énergétique et ses limites.
La technologie au service de l’efficacité énergétique ?
Pour la seconde option envisagée par l’économie dominante, celle de l’efficacité énergétique, le principe est de diminuer la consommation énergétique de nos équipements. Par exemple par les ampoules à économie d’énergie, l’isolation thermique des logements, la baisse de la consommation des véhicules (avions, voitures, bateaux), notre frigo classé A+++. Sur le papier, cela fonctionne très bien à une condition obligatoire : que l’énergie économisée ne soit pas utilisée ailleurs. Or dans la vraie vie, ce n’est pas si simple. Que ce soit pour un particulier ou une entreprise, l’énergie c’est une dépense, de l’argent. Donc toute économie d’énergie se traduit par une augmentation de notre argent disponible. Que pouvons-nous faire de cet argent ?
1) Dans l’immense majorité des cas, nous allons le dépenser, donc créer du PIB, donc consommer de l’énergie et des ressources.
2) Nous pouvons l’épargner, ce qui revient à différer la dépense à plus tard, dépense qui aura les mêmes effets qu’au point précédent.
L’ensemble de ce phénomène a été théorisé sous le nom de paradoxe de Jevons, du nom de son auteur, un économiste britannique du XIXème siècle On l’appelle aussi « effet rebond ». Il revient à dire que l’efficacité énergétique contribue in fine à l’augmentation totale de l’énergie consommée, en raison de la multiplication des équipements ou du « pouvoir d’achat » rendu. Que ceux qui ne sont pas d’accord avec ce principe donnent un exemple significatif d’une technologie quelconque qui a réussi a diminuer la consommation globale d’énergie par personne.
Pour montrer que tout n’est pas si simple qu’il n’y parait, ajoutons encore deux limites à l’utilisation permanente et non régulée de nouvelles technologies.
1) Ces dernières demandent généralement de remplacer nos équipements existants qui pourtant fonctionnent souvent très bien : changement des ampoules de la maison, remplacement de la voiture, passage de la cassette au CD au DVD au bluray, changement de frigo, etc. Cela implique de jeter les anciens équipements et d’accéder à de nouvelles ressources pour fabriquer les nouveaux équipements. Au risque d’être un peu insistant, rappelons que nos ressources sont finies, et que le recyclage à l’infini n’est pas possible pour des raisons énergétiques.
2) L’Homme étant un être faible par nature, nous n’avons aucune certitude que certaines technologies soient utilisées uniquement à des fins de charité et bienveillance. En Chine, la révolution numérique sert en ce moment même à organiser la surveillance de la population via le « crédit social ». Dans le Nord du pays, ce système est poussé à l’extrême afin de réprimer et envoyer des millions de Ouïghours dans des « camps d’éducation ». Dans un autre domaine, l’application première de l’énergie nucléaire a été la production de bombes.
Une telle prise de risques est-elle raisonnable ? Les technologies que nous avons à disposition ne sont-elles pas suffisantes compte tenu de notre confort déjà très important ? Ces questions ne sont jamais posées sérieusement avant de se lancer dans de grands projets « technologiques ». Elles sont pourtant capitales.
Quelques points (relativement) positifs
Je conviens que tous ces faits peuvent paraître très surprenants, voire pesants à leur lecture. Quoi que nous consommions, même en recyclant autant que possible, les ressources disparaitront ? Une bonne nouvelle existe néanmoins : ces phénomènes sont valables dans notre système actuel d’économie dominante, ce qui veut dire qu’ils pourraient ne pas exister dans un autre système économique. Savoir quel système mettre en place et comment le mettre en place est une autre affaire ! Nous tenterons de voir plus clair à ce sujet un peu plus loin.
Contrairement aux grands discours majoritaires, des signes montrent que les dirigeants et grandes institutions sont au courant des limites physiques et biologiques de la planète. Voici quelques exemples.
En 2018, le Crédit Suisse publiait une étude, « Le futur du PIB », qui évoquait ouvertement les limites du PIB évoquées plus haut : nécessité d’intégrer les ressources naturelles dans le capital, le problème du PIB généré à la suite de catastrophes diverses.
Dans un Facebook live de juillet 2018 avec Nicolas Hulot, Édouard Philippe disait « Si on ne prend pas les bonnes décisions, c’est une société entière qui s’effondre littéralement, qui disparaît. Je trouve que cette question-là est une question assez obsédante ».
Sur la loi de la libre concurrence, pourtant bien ancrée dans les milieux libéraux d’aujourd’hui, Christine Lagarde disait en 2012 : « Nous faisons tous partie d’un jeu, qui ne doit pas être seulement compétitif mais aussi coopératif ».
Tout récemment, en plein coeur de la crise du Covid-19, la banque financière Natixis écrivait dans son « Flash Économie » du 30 mars 2020 : « Tout ceci signifie bien la fin du « capitalisme néolibéral » qui avait choisi la globalisation, la réduction du rôle de l’Etat et de la pression fiscale, les privatisations, dans certains pays la faiblesse de la protection sociale ».
Il existe des dizaines d’exemples plus anciens de discours et écrits qui vont dans ce sens, et nous montrent que nos dirigeants ont conscience de ces enjeux majeurs. Envisagent-ils pour autant de tendre la main sérieusement à une nouvelle forme d’économie ? Les faits montrent que non. Sont-ils dans le déni ? Certains oui, assurément. Ont-ils conscience de leur responsabilité ou les prennent-ils à la légère ? Se sentent-ils protégés par le système qu’ils pensent contrôler ? Garder leur pouvoir est-il plus important que l’intérêt collectif ? Ce sont d’autres question bien plus complexes mais primordiales.
Idées personnelles pour une économie qui profite à la vie
Depuis le début de ce long article, nous avons bien montré que l’économie dans sa forme actuelle puise sans fin les ressources énergétiques et biologiques de la terre. Remettre les lois de la physique devant ces lois économiques est donc capital. Il en va de la survie de l’espèce humaine, mais aussi et surtout de toutes les autres formes de vies qui se sont développées bien avant le premier Homme, et sans lesquelles l’Homme ne serait rien. La sixième extinction de masse est en cours avec pour seule raison la pression que nous infligeons à notre propre environnement. La différence majeure avec les précédentes extinctions (dont la dernière était la disparition des dinosaures il y a 66 millions d’années) tient en une phrase : nous sommes conscients de notre anthropocentrisme. Laisser la situation se dégrader dans ces conditions, c’est faire honte aux générations futures.
Les quelques modestes idées qui suivent sont donc écrites avec l’unique but de remettre l’Homme à sa place, au service de toutes les autres formes de vie. Pour revenir au sujet de l’article, il s’agit bien de remettre les lois physiques et biologiques avant tout. Notez bien que je ne questionne pas la méthode qui permettrait de mettre en place ces idées, cela mériterait un ouvrage entier.
La transition économique d’abord
Dans notre modèle économique actuel, les initiatives liées à la transition écologique ne peuvent pas se mettre en place à grande échelle. Au delà s’une certaine ampleur, elles finiront pas être rattrapées par le système. La croissance verte est une chimère. Vendre du Made in France à la place du Made in China est louable mais consiste toujours en la vente de biens. Le secteur du BTP voudra se battre quand il se sentira menacé par l’éco-construction. Le bio finira par devenir du bio industriel qui prendra modèle sur l’agriculture conventionnelle (ce mouvement est d’ailleurs déjà en marche). À terme, notre système économique actuel finira par industrialiser et rationaliser ces initiatives, aussi écolo soient-elles. Le système de prise de décision collective doit assurément aussi être changé, mais là encore le sujet est trop vaste pour l’évoquer ici.
Par le biais du projet ITER nous avons vu que les Hommes sont tout à fait capables de lancer un programme de recherche d’envergure internationale d’une complexité jamais égalée. Or, des centaines d’économistes travaillent actuellement à d’autres formes d’économie dont nous avons parlé plus haut. Qui comprend comment fonctionne l’économie de A à Z aujourd’hui ? Pas grand monde. Alors rêvons et connectons-les, ajoutons leur des biologistes, des physiciens, des sociologues, des philosophes et demandons leur d’inventer un nouveau modèle économique. Aidés par la population, qu’ils poussent l’économie actuelle dans ses retranchements et ses sombres contradictions. Par bonheur, il y a fort à parier qu’un tel programme serait immensément plus économe, rapide et utile que le projet ITER. La feuille de route de cette folle équipe doit être claire : inventer une économie au service de la vie, simple et compréhensible par tous.
Mettre les contraintes économiques au second plan
Toute notre société est actuellement organisée autour de notre système économique et ses contraintes. Toutes ces contraintes ont pour spécificité de ne pas exister dans la nature : ce sont des créations de notre esprit. Aucune loi physique interdit à notre déficit public de dépasser 3 % du PIB (le Covid-19 l’a bien montré). Aucune loi physique dit que le chômage fait disparaître 100 espèces vivantes par jour. Aucune loi physique ne dit que la concurrence et la détention d’un maximum de brevets diminue la concentration en CO2 dans l’air. Aucune loi physique n’impose de « sauver » la société Air France à la suite d’une crise sanitaire. Aucune loi physique n’oblige à s’endetter sur 30 ans pour vivre dans un logement insalubre. Aucune loi physique ne dit qu’un pays en récession est synonyme de catastrophe majeure. Aucune loi physique n’interdit à un pays de créer de l’argent.
Toutes ces contraintes ont été créées par l’Homme, mais sont essentiellement à l’origine de quelques penseurs qui ont réussi à insuffler petit à petit leurs idées à travers toute une population. Si ces idées ont pu être bonnes en leur temps, il est grand temps que ceux qui en sont à l’origine se remettent en question quand les conséquences deviennent néfastes pour la vie. Les contraintes artificielles liées à ces idées doivent changer, au risque que la physique et la Terre se chargent de le faire désagréablement à notre place.
Pouvoir d’achat = pouvoir de destruction
Comme nous l’avons vu en deuxième partie, le système économique dominant actuel donne une importance dogmatique à la croissance du PIB. De fait, ce système nous oblige à consommer pour créer toujours plus de richesse (financière) et de salaires. Or, les chiffres montrent que plus on est riche (PIB par personne), plus notre empreinte écologique (pression exercée sur la planète) est grande. Ce constat est valable en comparant des pays entre eux ou les individus entre eux au sein d’un pays : plus nos revenus sont élevés, plus notre impact sur l’épuisement des ressources est fort. En clair, le pouvoir d’achat est un pouvoir de nuisance, aussi vertueuse notre démarche de consommation soit-elle. Les promesses politiques qui vendent du pouvoir d’achat contre quelques voix dans des urnes sont irresponsables. Cela veut-il dire que nous devrions prendre la pauvreté comme modèle ? Pas forcément, mais la sobriété assurément.
L’économie du futur doit favoriser les comportements qui prennent soin des ressources, ce qui est l’exact opposé des besoins de notre économie actuelle. Elle doit décourager l’accumulation d’objets, encourager la production des biens réparables qui durent le plus longtemps possible, défavoriser les innovations technologiques qui demandent le remplacement de tous nos biens, favoriser la mise en commun et la coopération, tant au niveau des particuliers que des entreprises, favoriser le travail physique et décourager l’utilisation d’énergie carbonée dans l’absolu. Vous avez compris, tout ce que le modèle actuel freine de par sa constitution.
Au delà du levier purement monétaire, le nouveau modèle doit élever la sobriété à un très haut niveau de reconnaissance sociale. Or, c’est tout l’inverse qui fait foi aujourd’hui, où l’on se distingue par la grandeur et la quantité de ce que nous possédons, par le nombre de « likes » de nos publications. Pour renverser cette tendance, le nouveau modèle économique et social nous reconnaîtra pour notre petite voiture, notre petite maison rénovée plutôt que notre grande maison neuve, notre fierté de montrer les photos de son dernier voyage tout près de chez soi, notre garde robe et nos meubles de récupération, pour notre téléphone que l’on bichonne depuis 10 ans, les outils que l’on partage avec son voisin, pour nos habitudes alimentaires, etc. Nous avons tous besoin de reconnaissance sociale, mais le grand pouvoir collectif que nous avons est d’orienter cette reconnaissance dans un sens qui va vers celui de la vie et de la sobriété. C’est un outil incitatif majeur.
Retrouver de la cohérence en nous et entre nous
Pour parler de la cohérence, parlons d’abord de la « dissonance cognitive ». Derrière ce terme barbare se cache un concept très simple qui s’applique à tous les individus. La dissonance cognitive se manifeste quand on agit en désaccord avec ses convictions. Deux options sont possibles pour sortir de cet état psychologique instable : soit modifier nos actes pour les mettre en cohérence avec nos convictions, soit adapter nos convictions pour les mettre en cohérence avec nos actes.
Pour illustrer ce propos, prenons l’exemple d’une personne qui travaille dans une usine de mise en bouteille d’eau minérale vendue dans le monde entier (c’est son acte). Cette personne trouve que son activité est inutile pour la société : pourquoi transporter de l’eau à des milliers de kilomètres là où l’eau potable coule déjà (c’est sa conviction). Pour retrouver son état stable, cette personne pourra démissionner et trouver une activité en cohérence avec ses convictions. Si ce n’est pas possible, elle s’inventera une nouvelle histoire pour justifier son acte (on est certifié ISO9001, nos bouteilles sont recyclables, etc).
Si l’on est un minimum conscient de la situation du monde (c’est justement l’objet de cet article), l’immense majorité des métiers proposés par notre système économique est soumis à dissonance cognitive permanente. Dans les faits, nous sommes tous majoritairement captifs de nos salaires, de l’augmentation irréelle des prix de l’immobilier et des prêts que l’on nous incite à contracter pour être toujours plus dépendants de nos salaires. En conséquence, très peu d’entre nous ont la liberté de démissionner : la réalité oblige largement à nous inventer des discours rassurants pour garder nos emplois, même s’ils n’ont aucun sens pour nous.
Ce constat valable à l’échelle individuelle l’est tout autant à l’échelle d’une entreprise. Un dirigeant qui ne trouve pas de sens à son activité ne peut pas fermer son entreprise facilement. À moins qu’il soit rentier, notre dirigeant a bien souvent besoin de revenus pour vivre, ainsi que tous les salariés qui dépendent de la vie de l’entreprise. De même, si l’on souhaite fermer une entreprise dont les nuisances sur la vie sont supérieures à ses bienfaits, le système économique actuel ne le permet pas.
Un nouveau modèle économique doit permettre de trouver une cohérence maximale, pour le bienfait des initiatives à haute utilité sociale ou environnementale. Ce serait un modèle où n’importe qui pourrait quitter son travail en toute sécurité, et dans lequel la fermeture des entreprises non essentielles à nos besoins fondamentaux serait possible sans aucune conséquence sur la (sur)vie de quiconque. La définition de nos besoins fondamentaux est tout à fait possible dans le cadre d’un projet cohérent, construit et partagé par une large majorité de la population.
Est-il fondamental que, sous prétexte de développement des territoires, des milieux montagnards ou littoraux soient sacrifiés sur l’autel du tourisme de masse par des remontées mécaniques et des bâtiments occupés 10% du temps ? Mon avis est que non. La Terre et les habitants de ces milieux naturels pensent sans doute la même chose.
Une économie qui laisse passer le temps à sa juste vitesse
Pour finir, évoquons la place du temps dans nos vies. En raison de son dopage aux énergies faciles, notre économie actuelle a accéléré la vitesse du temps et réduit les distances. Nous allons de plus en plus vite, de plus en plus loin, nous boostons la pousse de nos végétaux, nous pilotons des machines de plus en plus puissantes. Grâce à tous ça, nous devrions alors avoir plus de temps à disposition ? Paradoxalement non : nous avons de moins en moins de temps pour nous. En seulement 24 heures, il faut travailler, se déplacer au travail, s’occuper des enfants, se divertir, flâner sur les réseaux sociaux, voir des amis, prendre l’air, lire, penser à ses prochains voyages, sans oublier de s’alimenter et de dormir. Quel programme !
Ce phénomène s’explique de la même manière que le paradoxe de Jevons vu plus haut. Rappelez-vous, il dit que l’efficacité énergétique ne permet pas de faire diminuer la quantité totale d’énergie consommée, bien au contraire. C’est pareil pour le temps et l’espace : plus nous en avons, plus nous voulons l’occuper. Comme dit le dicton, la nature a horreur du vide. Notre économie actuelle ayant aussi horreur du vide, elle nous enjoint à combler notre temps avec de nouvelles occupations, si possibles marchandes. Notre empreinte écologique est donc proportionnelle à la vitesse à laquelle nous faisons tout un tas de choses, ou plutôt à la vitesse à laquelle des machines font tout un tas de choses à notre place.
Une nouvelle économie au service de la vie devra permettre de nous laisser du temps pour nos besoins fondamentaux : le temps de prendre soin de nos enfants et des autres, de travailler à un rythme qui ne détruit pas nos écosystèmes, le temps de laisser pousser notre alimentation à son rythme naturel, le temps de faire la cuisine plutôt qu’acheter des produits transformés bourrés de gras et de sucre qui nous enverrons à l’hôpital quelques années plus tard.
La vie ne serait plus organisée de la même manière, nous aurions sans doute moins de temps pour tout faire partout. Si nous avons 100 jours disponibles dans le monde d’aujourd’hui, nous pouvons très facilement visiter 50 pays, chacun pendant 2 jours. Cela s’appelle du tourisme. Avec les mêmes 100 jours dans ce monde différent, le temps de trajet et les divers aléas ne nous permettraient d’en visiter peut-être que 2, chacun pendant 50 jours. Cela n’est plus du tourisme : c’est le voyage, le luxe de prendre le temps et de garder des souvenirs autrement plus impérissables.
En conclusion
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La conclusion de cet article commence par une question toute bête : à quoi sert donc cet article ? Certainement pas à proposer des solutions toutes faites, mais justement dire que les solutions toutes faites ne fonctionnent pas sans définition d’un objectif à atteindre.
Nous avons longuement parcouru quelques lois physiques fondamentales qui régissent notre planète, puis abordé le fonctionnement du modèle économique qui domine le monde d’aujourd’hui. Cette mise en regard montre que notre modèle actuel est incompatible avec le maintient d’une planète vivante, transmissible sereinement à nos descendants. Ce modèle économique en qui nous vouons une confiance aveugle est pourtant une source de risques que nos dirigeants semblent ignorer, au mépris des alertes permanentes de la population et de scientifiques éclairés. C’est au contraire la continuation de ce modèle qui fait courir de nouveaux risques à l’ensemble du vivant.
L’objectif longuement détaillé dans cet article est simple : imaginer un nouveau modèle économique afin qu’il se mettre en conformité avec les lois de la physique. On pourrait appeler cela la « transition économique ».
Pour réussir notre transition écologique et humaine, la transition économique doit d’abord avoir lieu. Cette nouvelle économie véhiculera des valeurs complètement différentes, voire opposées au modèle actuel. Elle favorisera la sobriété et le partage devant l’accumulation personnelle. Elle nous laissera sans doute moins de temps pour faire des milliers de petites choses, mais nous forcera à utiliser notre précieux temps pour choisir les activités les plus cohérentes individuellement et collectivement. Elle reprendra soin du vivant, s’en inspirera et luttera contre la prédation.
Le chemin qui mène à l’aboutissement de ces pistes de réflexion est totalement inconnu. Les anticiper serait un exercice prospectif très long et sans doute périlleux. On peut néanmoins envisager sans trop de doute que plus le temps passe, plus le chemin sera difficile, voire violent.
Les « grands de ce monde » sont conscients de ces enjeux. Du fait de leur important pouvoir, ils ont une responsabilité majeure au regard des simples individus que nous sommes. Devant l’impunité et l’arrogance dont certain semblent atteints, espérons que l’histoire retienne le nom de ceux qui n’ont pas été à la hauteur de ces enjeux.
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